• Paru dans Libé "rebonds"

    Tribune 10.01.2011

    Ficher, filmer, enfermer

    «Les peuples n’ont jamais que le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur» (Stendhal). La société de surveillance qui se profile dans notre pays, loi après loi, illustre les fulgurances de Michel Foucault sur l’histoire de la société disciplinaire. Le panopticum, plan du monastère médiéval et des prisons de l’âge classique, d’où chacun pouvait être vu de tous, semble dessiner le projet d’architecture sociale de la France de la dernière décennie. Le PDG de Google n’a-t-il pas déclaré : «Le développement des nouvelles technologies devrait faire renoncer au concept de vie privée» ?

    Vers une société de surveillance ?

    Aujourd’hui, comme l’écrivait Montesquieu, les hommes libres sont comme des petits poissons dans un grand filet. Les nombreux fichiers de police, les puces RFID (pass Navigo, pass d’entreprises et de cantines scolaires), les empreintes ADN, la vidéosurveillance et autres bracelets électroniques nous concernent tous.

    La période de Noël s’est accompagnée d’un cortège de cadeaux high-tech pour les plus riches, smartphones et tablettes intelligentes bourrés de dispositifs de géolocalisation. Ils répercutent leurs signaux sur les 35 000 relais téléphoniques français à notre insu, et n’inquiètent pas plus que les conversations très privées sur les réseaux sociaux. Pourtant, lors d’enquêtes policières, des personnes sont mises en examen après simple identification de leur numéro de téléphone par les facdets (les facturations détaillées) ; pourtant quelques phrases sur Facebook peuvent entraîner le licenciement de salariés critiquant leurs supérieurs. Les échanges sur messageries peuvent d’ailleurs être conservés pendant un an par les opérateurs (loi du 2 janvier 2006). Pourtant, une simple garde à vue (800 000 par an en France) laisse pendant vingt-cinq à quarante ans les traces du soupçon dans les fichiers de police les plus consultés, le Stic et le Fnaeg (fichier des empreintes génétiques). Ils contiennent respectivement 5,5 millions et 1,2 million de noms de «personnes mises en cause», jamais condamnées par la justice pour beaucoup d’entre elles, mais mémorisées par la police au cas où. Aujourd’hui, dans une maïeutique de renversement du sens, commune aux vingt dernières lois pénales, la sécurité est proclamée comme la première des libertés, accolée à tous les substantifs : sécurité publique, sanitaire, alimentaire, routière. Mais la déclaration des droits de l’homme de 1789, pas plus que la Convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 1950 n’ont entendu faire de la sécurité un principe général du droit. Il s’agissait de proclamer, non le droit à la sécurité, mais le droit à la sûreté, assurer la protection du citoyen contre l’arbitraire du pouvoir, les excès de la police ou de la justice. Ce qui est l’inverse de revendiquer un droit à la sécurité, un droit d’ingérence générale de la police dans les existences individuelles.

    Autre perversion, la vidéosurveillance devient, dans les lois récentes, vidéoprotection, puis vidéotranquillité. C’est le cas dans la loi Loppsi 2, en cours d’examen au Parlement, deuxième texte depuis dix ans légiférant sur la surveillance. Autorisant les entreprises, les syndicats de copropriétaires, les commerçants, à placer des caméras où bon leur semble, légalisant les milices de voisins appelées «réserves civiles de la police», cette vingt et unième loi sécuritaire instaure aussi la téléjustice. Plus besoin de rencontrer son juge ni son avocat, les décisions de prolongation de détention provisoire ou de rétention des étrangers seront prises à distance, sous l’œil de la caméra du centre pénitentiaire. Reste à savoir si la rapidité et les économies attendues compenseront ces légers inconvénients que sont l’inhumanité du procédé, la production en chaîne de décisions d’incarcération, l’affaiblissement des droits de la défense. Une logique managériale, des ratios purement comptables sont parvenus jusqu’au cœur du réacteur nucléaire de la justice qu’est la décision de privation de liberté.

    A l’absence de contrôle judiciaire réel des gardes à vue et des fichiers policiers, passés de 33 fichiers en 2006 (rapport Bauer) à une soixantaine aujourd’hui, s’ajoutent les exigences de la Lolf (Loi organique relative aux lois de finances) qui, en réduisant les dépenses de personnels de l’Etat, fait des nouvelles technologies des auxiliaires de police. Les caméras remplacent éducateurs de prévention qui disparaissent et la police du quotidien qui reste à créer ; les bracelets électroniques remplacent le personnel des services pénitentiaires d’insertion et la collecte à grande échelle des ADN remplace les juges d’instruction en voie de disparition. Si le marché de la surveillance et l’industrie de la punition y trouvent leur compte, de Taser France à Bouygues qui construit des prisons, il n’est pas sûr que le contribuable bénéficie de l’abandon au secteur privé des équipements publics. L’Etat vend ses fichiers, comme celui des cartes grises, à des sociétés commerciales ; il sous-traite leur gestion, comme pour le Fnaeg, à des laboratoires privés qui lui refacturent ensuite 400 à 800 euros les milliers de comparaison ADN nécessaires aux enquêtes ; 15 millions d’euros sont versés chaque année pour les écoutes téléphoniques à sept sociétés privées qui se partagent ce marché et, comme pour toutes les nouvelles maisons d’arrêt, l’Etat versera 1,3 milliard d’euros à Bouygues pendant vingt-sept ans pour la location de la prison privée de Nantes.

    A mesure que les dépenses de personnels de justice se réduisent, que les fonctionnaires partant en retraite ne sont plus remplacés (3500 postes de policiers et de gendarmes supprimés en 2011, et il manque 130 greffiers au tribunal de grande instance de Paris), les entreprises privées s’attribuent le marché de la sécurité et de la contention.

    Cette pénétration des capitaux privés au sein des institutions les plus régaliennes, police et justice, est-elle pour autant efficace en terme de lutte contre la délinquance ? La Cour des comptes en doute lorsqu’elle compare le coût de la vidéosurveillance de Lyon et les résultats en terme de baisse de délinquance : 150 caméras à Lyon, à 60 000 euros l’unité, ont coûté presque un milliard d’euros à la ville en dix ans. Mais selon le rapport 2010 de la chambre régionale des comptes de Rhône-Alpes, la délinquance a davantage baissé à Villeurbanne, qui ne possède aucune caméra. L’Angleterre elle-même, championne d’Europe de la surveillance avec ses fichiers ADN quasi publics et ses 4 millions de caméras, vient de décider d’arrêter les frais en renforçant sa police de proximité. Si l’on parle ici de société de surveillance, c’est que les techniques relevant du droit pénal ont largement débordé le domaine réservé de la justice, étendant le fichage des populations les plus fragiles à l’école (fichier base élèves), à la psychiatrie (le Rimp, Recueil d’informations médicalisées en psychiatrie, et le DPI, Dossier patient informatisé) et dans le champ social (le RNCPS, Répertoire national commun de protection sociale, et le fichier RSA). En réponse au chômage de masse, l’Etat sécuritaire remplaçant l’Etat social, doit gérer des populations devenues inutiles, en terme de force de travail, dans une économie où le capitalisme boursier a succédé au productivisme industriel.

    De la surveillance à l’autosurveillance ?

    Ainsi des systèmes prédictifs sont instaurés, visant à cibler, ficher et prévenir les dysfonctionnements des anciennes «classes dangereuses», en matière de santé, de délinquance, de folie, d’aptitude au travail. En parallèle, la standardisation des comportements est plus forte que jamais, puisque l’individu est encouragé à être l’autoentrepreneur de lui-même, pour mobiliser le plus vite possible ses compétences. L’incroyable développement du coaching en témoigne, il faut correspondre à la norme du manager gagnant, battant, tant au travail que sur les sites de rencontres Internet. Succédant à l’homme-machine de la société industrielle qui n’avait qu’à obéir, cet impératif de réussite individuelle fait le miel d’émissions de télévision dans lesquelles un coach rend chacun autonome et performant, que ce soit pour faire le ménage, la décoration de sa maison, son jardin, ou élever ses enfants.

    Le coaching, la littérature managériale, les cabinets de consulting apprennent à s’autoévaluer, à forger un univers de concurrence de soi contre soi. On passe de la surveillance institutionnalisée à la surveillance de soi. Autonomie, performance, responsabilité, adaptabilité, sont, comme l’indique Alain Ehrenberg dans la Fatigue d’être soi, les valeurs sociales d’aujourd’hui dont les revers sont l’anxiété, les troubles psychosomatiques, la dépression, l’exclusion.

    Par la Fondation Copernic. Créée en 1998, trait d’union entre le mouvement social et la gauche anticapitaliste, la Fondation Copernic entend «remettre à l’endroit tout ce que le libéralisme fait fonctionner à l’envers».


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